Le classisme musical pour les nuls – Partie I
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N’avons-nous tous pas cet.tte ami.e refusant de dialoguer quand il s’agit de musique ? Qui refuserait catégoriquement de regarder les clips sur NRJ12 ? Qui ne jure que par des groupes inconnus du « grand public » ?
Si si, cette personne qui use du forcing pour vous faire apprécier un groupe inconnu au bataillon, et vous méprise gentiment quand vous passez vos playlists – bien trop mainstream à son goût.
Toujours pas ? Dans ce cas, l’ami.e puriste, c’est peut-être vous. Mais pas de panique, il y a pire dans la vie ! Il y a aussi que chacun.e a ses préférences, ses goûts. Et justement… sont-il vraiment les vôtres? Et peut-on vraiment reprocher à notre pote de ne pas vouloir écouter la radio dans la voiture avec nous ?
J’ai eu l’idée de me pencher sur le sujet, après qu’un mec m’ait susurré à l’oreille « Jul je crache sur sa musique ». Bon ok il me l’a pas susurré, mais ça m’a fait le même effet. Ça m’a dégoûtée.

Qu’est-ce qui peut bien motiver quelqu’un à exprimer son opinion d’une telle violence ?
À part pour garder sa place dans le club du bon goût, s’ériger en tant que détenteur – voire rédacteur en chef ? – de l’encyclopédie de la « bonne » musique ?
Jul, un artiste qui ravit les oreilles de millions de personnes (en France et ailleurs) – ce qui est toujours vrai en 2021, plus de 3 ans après la publication initiale de cet article !
Et si sa musique est critiquable à bien des égards (n’oublions pas certains textes très très problématiques et parfois violents), force est de constater que les ardents défenseurs d’une musique exempte de propos offensants et de la bonne moralité dans les paroles, sont plus tatillons avec un jeune marseillais des quartiers nord en survêtement qu’avec un vieux bourgeois de la « Chanson françâââise ».

Cette lointaine connaissance est loin d’être la seule personne fâchée contre le rap, ou ce que l’on nomme les « musiques urbaines » en général. Sauf quand il s’agit d’un.e artiste inconnu.e, ou de morceaux antérieurs à 1997, histoire de rappeler qu’on a des goûts très éclectiques et beaucoup de culture.
Idem pour la musique dite mainstream, ou « commerciale ».
Bref : ce n’est pas la première fois que j’entend ce genre de réflexion acerbe à propos de musique mainstream ou de rap – les deux ayant tendance à se confondre de plus en plus, le rap étant la musique n°1 aujourd’hui**
Selon moi, ce n’est ni un manque de curiosité intellectuelle assumé, ni l’expression d’une opinion individuelle. C’est bien pire : il s’agit souvent de personnes pensant avoir la légitimité de pouvoir dire ce qui est de la « bonne musique » ou, pas. Ils savent. Ils veulent se distinguer.
Je ne vous révèlerai aucun secret pour désensorceler vos amis – Too bad, vous pouvez toujours essayer de télécharger le dernier album de Dadju sur leur téléphone et voir ce que ça donne – mais on peut déjà creuser la question en s’intéressant à la valeur sociale de la musique.
En effet, le sociologue Bourdieu a expliqué que les choix culturels s’opèrent à travers une logique de classement, et que les goûts sont fortement liés à notre classe sociale.
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Petits éléments de contexte :
Imaginons notre société comme un espace avec plein de gens, divisée en plusieurs portions que l’on appelle des classes sociales. De vastes groupes de personnes qui révèlent des similarités d’un point de vue économique (revenus, patrimoine) et culturel (ils partagent un style vie à peu près similaire).
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Des études sociologiques menées entre 1973 et 2008 ont analysé les goûts musicaux des français. Leur conclusion fut sans appel : les goûts musicaux se répartissent dans les classes sociales de manière différente, et assez similaires à travers le temps*.
Bourdieu nous révèle aussi que les pratiques culturelles ont un effet de différenciation et de hiérarchisation.
Les classes sociales supérieures s’approprient les pratiques culturelles dites légitimes (celles qui sont les plus valorisées à l’école notamment), mais définissent aussi les principes qui divisent le monde social.
Alors, à mesure que d’autres classes sociales les « rattrapent « , ils adoptent de nouveaux codes, laissant ainsi toujours les personnes moins aisées à la traîne derrière eux, sur la route de la valorisation sociale.
Cette théorie est évidemment contestable – comme toute théorie – mais elle amène des éléments intéressants pour penser la société. Elle m’évoque directement les Maisons de luxe comme Balenciaga ou Louis Vuitton (pour gentiment ne citer qu’elles) qui s’approprient des esthétiques vestimentaires rappelant des modes de vie précaires, les tournant en « nouveau chic ».
On pense, par exemple, à Louis Vuitton qui a revisité les cabas Tati.

Ou encore à la collection de vêtements Lidl qui se sont arrachés comme des petits pains

Revenons à nos moutons.
On peut dire que les goûts musicaux sont « classants », ils témoignent fortement de notre appartenance sociale, et donc des privilèges que l’on se voit accordés.
Le dernier sondage en story Instagram de GGang Magazine illustre bien cela. À la question : « Musique et appartenance à un groupe, “classisme musical”, ça vous évoque quoi? », j’ai eu les réponses suivantes :

« Les riches à l’opéra, les autres sur fun radio ».

« Le goût est une construction sociale pour séparer les gens en classes », ce à quoi 67% des personnes sondées à ce sujet étaient d’accord.

Alors, non, la musique comme marqueur sociale n’est pas totalement enfermante – les classes elles-mêmes n’étant pas parfaitement hermétiques – mais on comprend mieux pourquoi certaines personnes sont amenées à vouloir se distinguer des goûts populaires : ils renvoient directement aux goûts de personnes perçues comme moins cultivées (par rapport à la culture légitime), plus « vulgaires », ou plus pauvres.
Si l’on peut déplorer que la lutte des classes s’invite jusque dans les goûts musicaux, on se consolera en se rappelant, qu’au moins, les conséquences de cette expression particulière du classisme sont moindres. Bien que l’opinion de ces sois- disant « puristes » soit véhémente, et partagée par un certain nombre de personnes, Jul continuera de voir sa musique, écoutée, streamée, téléchargée, adulée, continuera de prendre son gros billet, et continuera de dormir sur ses deux oreilles. Ceux qui l’écoutent continueront à le kiffer – pour certain.e.s, leur casque bien vissé sur les oreilles pour qu’on ne devine pas leur petit plaisir « coupable ».
Ce qui m’attriste le plus finalement, c’est que ces personnes ne s’autoriseront jamais le fait de pouvoir apprécier certains genres musicaux.
De nouveaux écrits on réactualisé la théorie de Bourdieu. Aujourd’hui, la différenciation entre les classes se ferait entre celleux qui consomment de la musique de façon plus éclectique (donc en embrassant plus facilement la transgression des frontières sociales) et les consommateur.ice.s d’un seul genre musical**.
Néanmoins je trouve la théorie de Bourdieu toujours pertinente pour analyser nos rapports avec les autres, et comprendre pourquoi la distinction sous-tend toujours la relation que certains individus ont avec la culture, ou les voyages, et la consommation en général.
En effet, si l’éclectisme musical semble de plus en plus valorisé, certains goûts musicaux semblent toujours innommables.
Est-ce parce que, en plus de faire de la musique populaire, les artistes mainstream sont souvent eux aussi d’origine populaire ? Est-ce la qualité que l’on attribue à la musique n’est-elle pas liée aussi à l’imaginaire qu’elle invoque, ce qu’elle représente pour nous ?
À suivre dans la partie II de l’article.
Saphir
Source de l’image d’accueil : Aya Nakamura par Charlotte Hadden pour le New York Times
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*Philippe Coulangeon, « Les métamorphoses de la légitimité. Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008 », Actes de la recherche en sciences sociales 2010/1 (n° 181-182), p. 88-105.
DOI 10.3917/arss.181.0088
** https://www.franceinter.fr/emissions/40-ans-de-rap-francais/40-ans-de-rap-francais-22-aout-2020
*** Voir Peterson et la théorie des « omnivores »/ « univores ». https://is.muni.cz/el/1423/podzim2010/SOC776/SOC_470_Peterson.pdf
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Autres sources :
http://m.slate.fr/story/131819/sortir-bulle-ecoute-tout-jul
https://www.scienceshumaines.com/les-nouveaux-codes-de-la-distinction_fr_26766.html